Pierre-André Taguieff : « La lâcheté et l’esprit grégaire expliquent l’affaissement de la pensée critique »
Pierre-André Taguieff s’est fait connaître par ses travaux consacrés au racisme, à l’antisémitisme mais également au populisme, ses domaines de prédilection depuis plus de trente ans. Dans ce grand entretien, il dresse un état des lieux de la vie intellectuelle française. L’historien des idées analyse la violence des affrontements autour des questions du « néoracialisme anti-blanc » et d’un « islamo-gauchisme » qu’il a théorisé. Il fustige aussi avec vigueur ce qu’il appelle « l’imposture décoloniale ».
«Revue des Deux Mondes – Votre nouveau livre, Les Nietzschéens et leurs ennemis(1), est consacré à la pensée de Nietzsche et à son influence, notamment en France dans les années soixante. Est-ce un retour sur une fascination de jeunesse et comment situer ce livre par rapport à des thématiques qui vous sont familières et plus liées à l’actualité comme le racisme, l’antisémitisme ou le progressisme ?
Pierre-André Taguieff - J’ai en effet lu Nietzsche très tôt, à 15 ans, en commençant par La Généalogie de la morale et la deuxième des Considérations inactuelles, où j’ai cru reconnaître l’une de mes plus fondamentales dispositions dans la parole de Goethe citée au début de l’ouvrage : « Au demeurant, j’ai en horreur tout ce qui m’instruit sans augmenter ni stimuler de façon immédiate mon activité. » Si je décide, en 1968-1969, de consacrer mon mémoire de maîtrise à la pensée de Nietzsche entre 1869 et 1872, alors qu’il était encore sous l’influence de Schopenhauer et de Wagner, c’est d’abord parce que la réflexion sur l’art, son sens et sa valeur y tient la place royale, c’est ensuite pour explorer les conséquences de quelques hypothèses formulées au cours de ma lecture passionnée du livre de Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1962), notamment sur le sens du tragique et la pensée pessimiste, sur l’opposition de l’art et de la vie, sur les liens entre les visions dialectiques et la configuration « ressentiment/ mauvaise conscience/idéal ascétique ». J’ai ensuite pris pour objet de recherche les lectures françaises de Nietzsche depuis la fin du XIXe siècle, en m’intéressant plus particulièrement aux extrêmes – j’avais adopté alors le mot de Gide : « Les extrêmes me touchent », faisant écho à un fragment de Nietzsche sur la « magie de l’extrême », dans lequel il note : « Nous autres immoralistes, nous sommes les extrêmes… »