28 juillet 1870 : une guerre oubliée
Par Gérard-Michel Thermeau.
Certes, l’origine de la crise était des plus sérieuses, du moins aux yeux des chancelleries. Pour ce qui est du Français moyen, c’est une autre histoire. C’était une histoire de couronne en Espagne. Mais, revenons un peu en arrière.
ÉVITER UN NOUVEAU SADOWA
Pour beaucoup d’observateurs, selon la formule consacrée, un choc entre les deux puissances était devenu inévitable depuis 1866. La guerre entre l’Autriche et la Prusse avait fait de cette dernière une rivale dangereuse pour la France.
À la bataille de Sadowa (3 juillet 1866) le fusil à aiguille, qui se chargeait par la culasse, triomphait et renvoyait au magasin des accessoires le vieux fusil se chargeant par le canon. Écrasée, l’Autriche se vit expulsée du monde germanique tandis que les États allemands du sud se trouvaient, de fait, inféodés à la Prusse.
La France n’avait pas bougé et Napoléon III avait demandé des « compensations » à Bismarck qui lui avait ri au nez. Le ministre prussien avançait ainsi un pion supplémentaire vers son objectif final : réaliser l’unité allemande et faire de Berlin la capitale d’un nouvel empire.
UNE FRANCE ISOLÉE
Un sentiment anti-prussien s’était aussitôt développé dans une partie de l’opinion publique. Mais la France n’avait pas pris conscience de la précarité de sa situation en Europe.
Si l’Angleterre regardait avec inquiétude la montée en puissance de la Prusse, elle n’était pas prête à s’impliquer sur le continent. L’Italie ne digérait pas l’obstination de Napoléon III à défendre le pape dont l’indépendance reposait sur les baïonnettes françaises. L’Autriche était aimable mais François-Joseph devait tenir compte des Hongrois peu favorables à la France.
En somme, Napoléon III était isolé et n’avait aucun allié sur qui compter en cas de conflit. Bismarck, de son côté, avait besoin d’un bon prétexte qui pousserait les Français à la guerre. Les Allemands du sud catholiques et francophiles ne se rallieraient que si la Prusse était attaquée injustement.
LES ESPAGNOLS CHERCHENT UN ROI
Et puis était arrivée cette histoire espagnole. En effet, les Ibères, en proie à des troubles politiques à répétition, telles les grenouilles de La Fontaine, cherchaient un roi après avoir chassé leur reine. Mais qui ? Un Orléans ? Un Bragance ? Et pourquoi pas Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, dont le frère était devenu roi de Roumanie ?
À l’idée qu’un prince prussien, fut-il catholique et apparenté à Napoléon III, monte sur le trône à Madrid, l’émotion fut grande à Paris. La France n’allait-elle pas se trouver encerclée ? Pour monter son coup, Bismarck avait dû faire pression sur son roi, peu enthousiaste, et sur Léopold qui n’avait pas du tout envie d’aller en Espagne.
Le chancelier méprisait profondément Napoléon III, cette « incapacité méconnue » et plus encore le gouvernement parlementaire dirigé par l’indécis et pacifique Émile Ollivier. Le 2 juillet, la nouvelle de l’acceptation de la candidature Hohenzollern par les Espagnols provoqua la colère des Français.
« Il ne manque pas un bouton de guêtre » aurait fanfaronné le ministre de la Guerre, l’ineffable maréchal Le Bœuf. Napoléon III, très affaibli par la maladie de la pierre, se faisait moins d’illusion sur la situation de l’armée française. Mais le gouvernement impérial pouvait difficilement agir autrement qu’en faisant pression sur le prétendant pour qu’il renonce au trône. Une reculade aurait été un « nouveau Sadowa ».
LE CHIFFON ROUGE DEVANT LE TAUREAU GAULOIS
Après s’être fait prier pour accepter la couronne, Léopold maintenant faisait des manières pour y renoncer. Enfin, le 12 juillet 1870, la renonciation fut annoncée officiellement. C’était une incontestable victoire diplomatique pour la France. Tout aurait pu en rester là.
Hé bien, pas du tout. Nombreux étaient les déçus d’une résolution aussi rapide et pacifique. Les bonapartistes purs et durs rêvaient d’une bonne petite guerre victorieuse qui rétablirait l’Empire autoritaire et mettrait fin aux réformes libérales. Des patriotes bruyants s’étaient répandus dans les rues parisiennes et leurs clameurs anti-prussiennes impressionnèrent l’empereur.
Mais la province était plus circonspecte et la France rurale surtout indifférente. À lire les journaux parisiens, pourtant, pas de doute, la « dignité de la France était méconnue ».
En effet, la renonciation ne suffisait pas aux va-t-en-guerre. Le roi de Prusse devait donner des garanties pour éviter le retour d’une pareille crise. Benedetti, ambassadeur à Berlin, devait exiger du roi Guillaume qu’il ne permettrait jamais à Léopold de devenir roi d’Espagne. Napoléon III avait pris cette initiative en oubliant de prévenir son chef de gouvernement, Émile Ollivier.
Le 13 juillet, irrité de l’insistance française, le roi de Prusse refusa de recevoir l’ambassadeur français. Bismarck se chargea de rédiger un compte-rendu qui donnait l’impression d’un affront pour la France. Ce petit texte, resté dans l’histoire sous le nom de « dépêche d’Ems », fit le tour des capitales européennes. C’était un chiffon rouge agité ostensiblement devant le « taureau gaulois » par l’habile chancelier.
DE LA CRISE ÉVITÉE À LA GUERRE PROCLAMÉE
Comme l’écrivait l’éditorialiste de La Liberté (15 juillet) : « La guerre évitée ne serait que la guerre ajournée à très court délai. » L’empereur hésitait toujours mais, poussée par l’impératrice, il chargea Ollivier de demander les crédits de guerre aux parlementaires.
La Liberté accueillit la nouvelle avec enthousiasme le 16 juillet : « Enfin ! Enfin nos humiliations ont cessé. La guerre est déclarée. » Le Monde (pas le « journal de référence », un autre plus ancien) la jugeait comme « la guerre la plus juste, la plus nécessaire et la plus opportune ».
Rarement politique s’est montré plus sincère que le maladroit Émile Ollivier : « Nous subissons la guerre, nous entrons dans la voie où l’on nous a poussés, le cœur léger et confiants, parce que si notre cause est difficile, elle sera défendue par l’armée française. »
Ce « cœur léger » on devait le lui reprocher longtemps. Il consacrera le reste de son existence à se justifier en écrivant, alors même que tout le monde l’avait oublié, 18 volumes sur L’Empire libéral. Mais c’est pourtant bien légèrement que les Français se sont lancés dans une « cause difficile », faire la guerre par amour-propre !
Thiers était bien seul, dans sa lucidité, au Corps législatif, réclamant vainement des éclaircissements : « Je regarde cette guerre comme une imprudence. » On l’accusa de se faire l’avocat du roi de Prusse. Les crédits étaient votés par 245 voix contre 10 et 7 abstentions. Même des républicains, comme Gambetta ou Ferry, s’étaient laissés emporter par l’exaltation générale.
VIVE LA GUERRE !
Le Petit Journal, dans son numéro du 17 juillet 1870, se voulait l’écho des sentiments populaires : « Il fallait voir avec quelle expression de fougue belliqueuse et de mâle énergie, la foule faisait accueil à la grande nouvelle, répercutée de bouche en bouche jusqu’aux extrémités de Paris ! C’était comme un rayon qui illuminait tous les visages, une joie intense qui débordait de toutes les âmes ; il semblait que chacun fût soudain soulagé d’un grand poids. »
Partout on entendait le Chant du Départ et la Marseillaise. Des bandes promenèrent le drapeau tricolore dans les rues et sur les boulevards. Les étudiants toujours prêts, hier comme aujourd’hui à scander des inepties, criaient « Vive la guerre ! »
À l’opéra, à la fin du troisième acte de la Muette de Portici, sous la pression du public, on chanta la Marseillaise, la soprano brandissant le drapeau tricolore et le public reprenant en chœur : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! » Pour Le Gaulois (17 juillet) : « La furia francese se manifeste avec tout son entraînement superbe. Ce n’est point un parti, c’est tout Paris qui s’émeut. »
Le Constitutionnel (22 juillet) citait un journal anglais, l’Evening Standard : « Quand on voit avec quel enthousiasme se produisent de part et d’autre les démonstrations populaires de satisfaction en présence de la guerre, il est impossible de ne pas sentir que celle-ci était devenue une nécessité politique à un plus haut point que personne ne le supposait jusqu’ici. »
Les Anglais jugeaient les choses froidement : « Une antipathie nationale sincère et profondément enracinée est une maladie qu’il est difficile de guérir autrement que par la saignée ».
L’HEURE DE LA VICTOIRE EST PROCHE
En l’occurrence, les gueulards de la rue parisienne étaient censés représenter l’esprit public. Comme toujours Paris donnait le ton et la province suivait sans bien comprendre ce qui se passait. Les républicains, hostiles au régime, étaient particulièrement circonspects à l’égard d’une « guerre dynastique ».
Les Français étaient confiants pourtant. À l’image du président du Sénat qui déclarait à l’empereur : « Grâce à vos soins, la France est prête, Sire. […] Si l’heure des périls est venue, l’heure de la victoire est proche. »
Le Constitutionnel, le 22 juillet, se fiant aux fanfaronnades de Le Bœuf, assurait : « Jamais la France n’a pu mettre en ligne aussi rapidement une aussi belle armée. » Le Figaro, dès le 19 juillet, abandonnait ses chroniques mondaines pour se lancer dans l’information patriotique : « Ouvrier et soldat, on peut dire de tous deux qu’ils aiment la guerre pour la guerre – noble défaut qui n’est pas du moins celui de nations dégénérées. »
La voix mélancolique de Villemessant qui dénonçait ceux qui « hors d’âge » acclamaient la guerre était bien solitaire dans le même journal, le 20 juillet : « La bataille n’est plus cette mêlée grandiose où la bravoure se mesurait à la bravoure. […] À présent, c’est de loin qu’on mitraille son ennemi, et les balles vont frapper l’adversaire à une telle distance que l’œil le découvre à peine ; ce n’est plus qu’un horrible carnage, où la lutte du fort contre le faible devient une gloire. »
Trois jours après la déclaration de guerre du 19 juillet, Napoléon III lançait une proclamation aux Français : « Il y a dans la vie des peuples, des moment solennels où l’honneur national violemment excité, s’impose comme une force irrésistible. » Bismarck avait bien jugé ses adversaires.
LES FRANÇAIS RÊVAIENT
Les Français rêvaient. Ils rêvaient que les États allemands du Sud ne rejoindraient pas la Prusse dans le conflit. Ils rêvaient que l’Autriche interviendrait pour prendre sa revanche de l’humiliation de 1866 et que l’Italie se souviendrait de l’aide française en 1859.
Mais si la balance penchait en faveur de la France au début de la crise, la candidature Hohenzollern paraissant inacceptable, l’intransigeance française avait retourné les neutres. Bismarck, avec son machiavélisme habituel, avait rendu publique la note de 1866 où la France exigeait soit le Luxembourg soit la Belgique en paiement de sa neutralité bienveillante dans le conflit austro-prussien.
Quand aux Autrichiens et aux Italiens, ils attendaient de voir la tournure des événements militaires. Ils ne devaient pas être déçus.
1870 : EN ROUTE VERS LA DÉBÂCLE
La mobilisation se fit dans la confusion la plus totale. Si, grâce au chemin de fer, les troupes de ligne purent être, en quinze jours, rassemblées aux frontières, si les troupes d’Afrique étaient bien arrivées à temps, l’intendance n’avait pu suivre.
Le moral des soldats était excellent mais les généraux, d’anciens braves qui avaient mal vieilli, ne comprenaient ni la tactique ni la stratégie. Jamais la fameuse expression, « des lions menées par des ânes » ne devait mieux s’appliquer qu’à cette malheureuse armée impériale.
Malade, mélancolique, peu doué pour les questions militaires, Napoléon III avait néanmoins, victime de son nom, décidé d’assurer le commandement de l’armée. Le 28 juillet 1870, l’air froid, l’œil mort, en proie aux plus grandes souffrances physiques, il quittait Saint-Cloud. Il ne le savait pas encore, mais c’était pour toujours. Accompagné du jeune Prince impérial, qui avait 14 ans, il avait rendez-vous avec le destin à Sedan.
Loin de l’entrée triomphale à Berlin rêvée par certains, les Français allaient connaître la débâcle, l’humiliation et la guerre civile.
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