Interdictions : de la tentation libertaire à la tentation totalitaire écrit - Par Jean-Philippe Feldman.

Stupéfiant changement : il y a un demi-siècle la gauche voulait interdire d’interdire ; aujourd’hui, elle veut tout interdire. Deux attitudes opposées, mais tout aussi erronées.


Sans interdits, il n’y a pas de vie possible, tout simplement. Ces interdits sont d’abord ceux que l’individu éduqué s’impose à lui-même, en vertu de sa morale ou de sa philosophie de vie. Ce sont ensuite ceux que l’État a pour mission principielle de faire respecter pour que le spectre de l’anarchie s’efface et que règne la civilisation. Toute personne sensée comprendra qu’il soit interdit de frapper sans motif une personne dans la rue ou de mettre en esclavage son voisin.

Cependant, l’histoire de l’État est indissociablement liée à la tentation d’accroître de manière démesurée les interdits pour renforcer sa puissance. Comme l’écrivait Jean-Philippe Delsol dans un article récent, la différence entre un État totalitaire et un État libre, c’est que, dans le premier, ce qui n’y est pas autorisé est interdit alors que, dans le second, ce qui n’y est pas interdit est autorisé. Par un retournement radical dont l’histoire de la pensée offre quelques exemples, force est de constater que la gauche qui, le plus souvent, plaidait en faveur de la permissivité il y a quelques décennies, se distingue aujourd’hui, cette fois au travers de toutes ses nuances, par sa volonté d’interdire.

La liberté, libérale ou libertaire ?

Nous empruntons ce titre à un long article de Raymond Aron publié – la date n’est évidemment pas anodine – en 1969 (il est repris dans ses Etudes politiques, Gallimard, 1972, pp. 235 s.). Peu enthousiasmé, c’est le moins que l’on puisse dire, par la « révolution » de 1968 à l’Ouest, le grand sociologue critiquait l’erreur des libertaires dans leur conception de la liberté. Au contraire, insistait-il, « la liberté des uns résulte des interdits imposés aux autres ». Le célèbre slogan « Il est interdit d’interdire » ne pouvait donc que le rebuter.

Pourtant, de manière piquante, le libéralisme a toujours été associé par ses contempteurs aux libertaires. D’abord dans le domaine économique : c’est la critique du « renard libre dans le poulailler ». Ensuite dans le domaine moral : c’est la critique de la liberté entendue comme le droit de tout faire, donc de faire n’importe quoi et, partant, la critique du « droit-de-l’hommisme ».

De « Il est interdit d’interdire » à « Il faut interdire »

Par un revirement plutôt fascinant, la gauche libertaire a donc fait place à la gauche prohibitive (dans tous les sens du terme…). Certes, la droite n’est pas exempte de cette volonté d’interdire à tout va, de l’écriture inclusive à l’abaya à l’école. Mais il faut reconnaître que la gauche et, plus encore, l’extrême gauche sont devenues orfèvres en la matière. Entre les projets et autres propositions de loi, l’instrumentalisation de la justice et les textes effectivement votés, nous disposons d’une belle brochette d’interdits et nous pouvons redouter le jour où les « ayatollahs de la prohibition » parviendront au pouvoir. Nous en donnerons quelques exemples que connaissent nos lecteurs pour avoir lu les articles de l’Iref depuis plusieurs années, mais nous souhaiterions surtout rappeler l’épée de Damoclès qui est au-dessus de nos têtes.

Il faut interdire…
  • La chasse ? Lors de la campagne présidentielle de 2022, tant Yannick Jadot que Jean-Luc Mélenchon voulaient l’interdire pendant les week-ends et les vacances scolaires afin que tout un chacun puisse profiter tranquillement de la nature sans risquer d’accidents (Les Echos, 11 mars 2022)
  • Les DPE ? Les logements classés G selon le diagnostic de performance énergétique ne peuvent plus être mis en location sans rénovation préalable depuis le 1er janvier 2025. En 2028, ce sera le tour des logements classés F. Au total, plus de 5 millions de logements seront touchés
  • Les jets privés ? En 2022 Julien Bayou, alors secrétaire national des Verts, voulait étendre aux jets privés l’interdiction de prendre un avion de ligne quand un train mettait moins de 2h30 pour le même parcours. « Si vous êtes ultrariche, expliquait-il, alors vous pouvez le faire en jet privé, il y a une vraie inégalité, donc il s’agit d’étendre cette interdiction » (Le Point, 23 août 2022)
  • Le plastique ? Le 18 mars 2025 (voir notre pendule), la ministre macroniste de gauche de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, a annoncé sur RMC l’interdiction totale du plastique dans les cantines scolaires.
  • Les « polluants éternels » ? Ces composés chimiques sont interdits depuis une loi du 20 février 2025, adoptée à l’initiative des Verts, et prendra effet, suivant les produits concernés, en 2026 ou en 2030. Toutefois, après un intense lobbying, les casseroles ont été exclues des victimes de ce diktat, à la fureur de la gauche (Le Parisien, 4 avril 2024 ; Le Figaro, 14 janvier 2025)
  • Les ZFE ? Depuis le 1er janvier de cette année, toutes les zones à faibles émissions prévues par la loi Climat et résilience sont entrées en vigueur. Elles concernent 42 agglomérations, dont les villes de gauche de Grenoble, Lyon et Paris. Les véhicules Crit’Air 3, soit 8 millions de véhicules, sont interdits par principe dans la Métropole du Grand Paris
Le programme électoral d’interdictions de la gauche

Le 2 juin 2022, Emmanuel Macron avait déclaré que les propositions de la Nupes citaient « 20 fois le mot taxation et 30 fois le mot interdiction ». Franceinfo (9 juin 2022) avait fait le point. En réalité le programme de la gauche comportait 41 fois les mots interdiction ou interdire et 36 propositions diverses d’interdictions, de la prohibition immédiate du glyphosate à la prohibition d’urgence des additifs alimentaires « les plus controversés » en passant par l’interdiction des « licenciements boursiers » ou celle des « parachutes dorés ». Et gageons que les programmes de la gauche et de l’extrême gauche se surpasseront en 2027 ou avant…

En contrepoint des lois et des projets de la gauche prohibitionniste, il faut que l’Etat se concentre sur ses missions régaliennes (voir notre article sur les droits régaliens). C’est la seule solution pour qu’une liberté de principe voisine avec ses exceptions que sont les interdictions.