La démocratie, l’État de droit et le peuple souverain - Par Jean-Philippe Feldman
Les populismes, de droite comme de gauche, placent le peuple souverain et la démocratie au-dessus de tout. A tort.
L’affaire des assistants parlementaires du Rassemblement National a fait perdre la raison à beaucoup de monde. Certains, avec force mauvaise foi, ont anathématisé une justice aux ordres et des juges qui en tout état de cause ne devaient pas empêcher le jugement souverain du peuple lors des élections. D’autres, avec une mauvaise foi tout aussi achevée, ont refusé de faire bénéficier les prévenus de la présomption d’innocence, tant avant le jugement qu’après les déclarations d’appel. Mais cette affaire aura eu le mérite de faire réfléchir sur les rapports entre la démocratie, l’État de droit et le peuple souverain.
L’idée du présent article nous est venue à la lecture de deux textes très différents. L’un, une chronique, est le fait d’Erwan Le Noan, de sensibilité libérale et partenaire du cabinet Altermind (« De l’élection, des juges et du souverain », l’Opinion, 7 avril 2025) ; l’autre est une tribune rédigée par le constitutionnaliste de gauche Dominique Rousseau (« Non, le droit ne pollue pas la démocratie », Libération, 15 avril 2025).
La souveraineté du peuple n’est pas absolue
La chronique d’Erwan Le Noan n’est pas dénuée de courage, car elle n’hésite pas à rejeter l’idée d’une souveraineté absolue du peuple. C’est à juste titre qu’il rappelle que, historiquement, la Révolution américaine a tenté de juguler les « élans de l’expression populaire, inscrivant la démocratie dans un champ de régulations : l’État de droit ». En témoigne le fait que l’élection présidentielle aux Etats-Unis ne s’effectuait pas au suffrage universel direct et que les constituants avaient parfaitement conscience des « risques de l’expression incontrôlée de la majorité », bien mis en lumière ensuite par Alexis de Tocqueville.
Erwan Le Noan en conclut que « la maîtrise de la souveraineté a été un objectif des penseurs de la démocratie car, si le peuple est monarque, il n’est pas absolu ». Ces propos, évidents pour tout libéral qui se respecte, feront hurler les populistes de tous bords qui tiennent qu’il n’y a rien au-dessus de la démocratie et qu’ils détiennent le monopole de l’expression de la volonté du peuple (« La République, c’est moi »…).
Erwan Le Noan aurait pu également citer Benjamin Constant. Au début du XIXe siècle, tout particulièrement dans ses remarquables Principes de politique, le brillant penseur libéral s’inscrivait dans la lignée de Rousseau tout en en montrant les dangereuses limites. Certes, écrivait-il, la souveraineté appartient au peuple, mais ce qui importe ce n’est pas la source de la souveraineté, royale ou populaire, ce sont les limites apportées au pouvoir. Plus tard, dans L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville montrera que l’absoluité de la souveraineté et par conséquent ses dangers sont passés avec l’ère révolutionnaire du roi au peuple. Autrement dit, selon une thèse contre-intuitive d’une grande profondeur, il n’y a pas eu rupture, mais continuité entre les deux régimes.
C’est tout l’objet de la pensée libérale depuis le milieu du XVIIIe siècle que d’avoir tenté de limiter l’État et par contrecoup de garantir la souveraineté de l’individu. La démocratie n’est donc pas la panacée ; incontrôlée, elle est périlleuse. Aussi a-t-on progressivement construit l’idée d’un État de droit (à l’origine une expression allemande qui visait seulement à le séparer d’un État dit de police dans lequel la puissance publique n’était pas liée par ses lois) pour signifier que les pouvoirs publics, fussent-ils élus démocratiquement, devaient eux-mêmes être soumis au droit.
Le droit est-il une « composante » du principe démocratique ?
La tribune de notre collègue Dominique Rousseau reprend les thèmes chers à son auteur : « La Justice n’est pas un composant du principe libéral qui viendrait “polluer”le principe démocratique. Elle est une composante même du principe démocratique qui serait incomplet sans elle ». D’abord, il distingue droit et loi en considérant qu’ils sont « posés » dans des documents différents : constitution, déclaration ou convention internationale dans le premier cas, « autre document qui met en œuvre le droit » dans le second. Ensuite, il considère que l’État n’est devenu « État de droit » qu’après une longue histoire. Les « droits fondamentaux » « ne sont pas tombé du ciel : ils sont le produit des contradictions sociales et des luttes, politiques et intellectuelles, souvent longues, souvent violentes pour les obtenir » ; ils sont « tous issus de la révolution », ils sont « une politique de la société contre l’État ».
Nous ne pouvons partager ces deux idées. Certes, Dominique Rousseau a raison de distinguer le droit de la législation, mais il le fait de manière non libérale. En effet, le droit n’est pas forcément « posé » dans un document. Il y a confusion entre une norme et l’ordre spontané que représente le droit. La jurisprudence, si importante dans les pays anglo-saxons, le démontre bien. Le droit ne se réduit donc pas au droit dit positif, il représente le fruit d’une longue tradition, d’une évolution séculaire dont les principes les plus anciens, formulés et reformulés, poursuivis ou transformés, remontent rien moins qu’au droit romain.
Ensuite, la vision des droits de l’homme qu’il exprime est de nature socialiste et marxiste : la liberté et les droits dits fondamentaux seraient le produit d’une lutte, passée et présente. Qu’ils soient ou non jusnaturalistes, les libéraux pensent au contraire que les droits sont propres à l’homme. Ils ne sont pas construits et inventés, ils appartiennent naturellement à l’individu. Les textes n’inventent pas les droits, ils « déclarent », autrement dit ils gravent dans le marbre ce qui préexiste.
Ce n’est donc pas la lutte ou la révolution qui rend l’homme libre, c’est l’homme titulaire de droits consubstantiels qui agit pour les faire respecter. Et justement, la démocratie peut porter atteinte aux droits de l’homme lorsqu’elle est incontrôlée. C’est la raison pour laquelle les penseurs libéraux ont imaginé la notion de démocratie libérale, un régime fondé sur le suffrage populaire, mais un suffrage qui ne permet pas de tout faire et de violer la souveraineté individuelle parce qu’une majorité de votants en aurait décidé ainsi.
La démocratie, l’État de droit et le peuple souverain