FONDAPOL : Le détournement populiste du courant libertarien - Par Jérôme Perrier


La Fondation pour l’innovation politique vient de faire paraître deux intéressantes notes rédigées par Jérôme Perrier intitulées : Le détournement populiste du courant libertarien. Nous vous présentons ici un résumé de ces notes par leur auteur suivi d'un commentaire de Jean-Philippe Feldman pour l'IREF.



Dans le premier volume de cette note, nous retraçons le développement du mouvement libertarien au cours de la seconde moitié du xxe siècle. Nous montrons les spécificités idéologiques, par une étude de ses racines plus ou moins lointaines. Nous le distinguons d’autres courants plus ou moins proches de lui, mais avec lesquels il ne saurait être confondu, pour peu que l’on veuille faire l’effort nécessaire pour essayer de voir clair dans une mouvance libérale infiniment plus diverse que ne veulent l’admettre ses ennemis, qui pensent pouvoir décrédibiliser à bon compte un courant de pensée vieux de plusieurs siècles en le réduisant à des avatars radicaux et à ses franges les plus extrémistes.

Nous examinons également la stratégie d’union entre une partie (il faut bien le reconnaître, largement majoritaire aujourd’hui) du courant libertarien anarcho-capitaliste et la frange la plus conservatrice de la droite religieuse, sous la houlette notamment de Murray N. Rothbard, grand stratège de ce qui a été appelé le « fusionnisme » ou la « stratégie paléo ».

Jérôme Perrier,
Normalien, agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris.


Notes de lecture : Le Détournement populiste du courant libertarien I
écrit par Jean-Philippe Feldman

Dans la première note, il traite Des origines de l’anarcho-capitalisme au populisme de droite. Il entend à juste titre opérer une clarification conceptuelle. Le courant libertarien, un terme apparu dans les années 1940 aux Etats-Unis, « rassemble des individus qui radicalisent les thèses du libéralisme classique, jusqu’à l’anarchisme pour les plus fondamentalistes ». Jérôme Perrier veut montrer comment ce courant va opérer un changement d’alliance à partir des années 1970, de la gauche contestataire (avec l’opposition à la guerre du Vietnam) à la droite conservatrice et populiste. Une nouvelle alliance pour le moins surprenante et voulue par le principal penseur de l’anarcho-capitalisme, Rothbard. Et justement Javier Milei, explicitement converti à l’anarcho-capitalisme après avoir eu une révélation à la lecture des œuvres de Rothbard, « est en quelque sorte l’héritier » de cette « doctrine/stratégie d’union ».

Ce programme est explicitement présenté par Rothbard dans un manifeste de janvier 1992 intitulé « Populisme de droite : une stratégie pour le mouvement paléo », dont la traduction partielle se trouve à la fin de la seconde note (le « paléo-libertarianisme est conçu comme « une alliance entre l’aile droitière du courant libertarien et l’aile conservatrice et populiste de la droite républicaine »). Il s’agit en sept points d’appliquer certains des principes fondamentaux de la pensée anarcho-capitaliste, telle la suppression de la banque centrale, mais aussi de faire un clin d’œil aux conservateurs américains avec l’idée d’une America First ou la défense des valeurs de la famille. L’objectif n’est plus seulement, à la Friedrich Hayek, de convertir les intellectuels au libéralisme, mais aussi et surtout de convertir les masses.

La dernière partie de la première note (dont le plan n’est pas d’une grande rigueur, pas plus que celui de la seconde note) s’attache aux sources de l’anarcho-capitalisme et du populisme libertarien, qu’il s’agisse des origines américaines à partir de Thomas Jefferson, des origines autrichiennes, mentionnées pour mémoire, et des origines françaises avec l’Ecole de Paris.

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Dans ce second volume, nous voudrions achever notre propos en deux mouvements successifs. Montrer d’abord, à partir d’exemples très concrets, combien les idées véhiculées par ces populistes libertaro-conservateurs les conduisent à renier certains principes pourtant cardinaux de la pensée libérale, et ce depuis ses origines.

Illustrer ensuite les dérives antilibérales d’un courant de pensée largement aveuglé par sa haine de l’État, avec la publication d’un long discours prononcé le 25 janvier 2025 par le président argentin Javier Milei à l’occasion du Forum de Davos, suivie de celle d’un texte-programme écrit en janvier 1992 par son maître à penser Murray Rothbard, dans le but de théoriser la stratégie d’alliance entre paléo-libertariens et paléo-conservateurs, que nous avons analysée dans le premier volume de cette note.

Jérôme Perrier,
Normalien, agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris.


Notes de lecture : Le Détournement populiste du courant libertarien II
écrit par Jean-Philippe Feldman

La seconde note, consacrée au populisme paléo-libertarien de Javier Milei est autrement plus polémique. Elle débute, là encore avec un plan surprenant, par une louable tentative de conceptualisation du libéralisme, qui aurait dû se trouver au début de la première note. Jérôme Perrier analyse le libéralisme comme indissociablement culturel, économique et politique. Il rejette la notion de « libéralisme conservateur », ce qui ne fera pas l’unanimité (sur le sujet voir le dernier ouvrage de Jean-Philippe Delsol, Libéral ou conservateur ? Pourquoi pas les deux ?, Manitoba, 2024). En contrepoint, il estime que le « populisme paléo-libertarien constitue une mutilation de l’idéal libéral qui conduit à le dénaturer complètement ». Il ajoute : D’une philosophie fondée sur la modération (« une idée répétée », mais qui aurait mérité des développements) et la défense de l’individu contre toutes les formes de domination ne reste plus qu’une caricature de la liberté : celle du renard dans le poulailler.

Jerôme Perrier en conclut, de manière tout aussi polémique : « Certains libertariens radicaux (on ne saura pas de qui il s’agit…) alliés au conservatisme religieux, en Argentine avec Milei ou aux Etats-Unis avec Trump, trahissent à n’en pas douter des valeurs pourtant au cœur de toute philosophie authentiquement libérale ». En réalité, ce qu’il ne supporte pas, c’est que les « libertariens radicaux » ne s’opposent pas aux monopoles de certaines grandes entreprises privées (sans citer d’ailleurs l’évolution doctrinale de Hayek sur ce point), ne soient pas favorables à la libre-circulation sans limites des individus (sans évoquer le fait de l’immigration de confort qui permet de bénéficier des largesses de l’État-providence, un point que n’avaient pas anticipé pour l’essentiel les libéraux classiques), délaissent le « libéralisme culturel » , s’opposent à l’avortement, enfin soient obsédés par le wokisme et la question des discriminations.

Jérôme Perrier en veut pour preuve le discours prononcé par le président Milei à Davos le 25 janvier 2025, qu’il reproduit in extenso. Ce qui est gênant, c’est qu’il ne commente pas vraiment ce discours et qu’il passe surtout par pertes et profits ses éléments absolument remarquables, au-delà de certains points qui peuvent effectivement paraître fort discutables. Il est aussi gênant qu’il mêle sans nuance ce discours au programme de Murray Rothbard rappelé précédemment, alors même que l’allocution de Javier Milei s’attache aux grands principes, alors que le texte de Rothbard est explicitement une réflexion sur la bonne tactique à adopter pour faire progresser les idées anarcho-capitalistes.

Enfin, si Jérôme Perrier fait, on l’a dit, un effort de conceptualisation du libéralisme dans la première note, succinctement, et dans la seconde, de manière plus nourrie, il a la fâcheuse tendance, très française à vrai dire, à voir des penseurs libéraux un peu partout avec une conception extensive que nous n’hésiterons pas à qualifier de coupable : successivement Oppenheimer, Berlin, John Stuart Mill (qu’il qualifie cependant de « libéral modéré »…), Adolphe Blanqui, Michel Chevalier, puis Germaine de Staël, de nouveau John Stuart Mill, Karl Popper ou encore le Colloque Lippmann (pour comprendre nos fortes réserves, nous invitons les personnes intéressées à prendre connaissance de notre ouvrage Exception française, Odile Jacob, 2020).

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Par Gérard Grunberg

L’étude de Jérôme Perrier sur le mouvement libertarien aux États-Unis, publiée par Fondapol[1], présente un intérêt majeur. Outre qu’elle retrace de manière exhaustive son évolution au cours de la seconde moitié du XXe siècle elle aide à comprendre les phénomènes Trump (qu’il n’aborde pas directement) et Milei, en dévoilant, au-delà des personnalités, leur soubassement idéologique et politique. La richesse de cette étude nous a conduit à nous concentrer ici sur son apport principal, le rôle central joué par l’économiste Murray Rothbart (1926-1996) dans l’évolution de la branche la plus radicale du courant libertarien, l’anarcho-capitalisme, et sa fusion avec le populisme et la frange la plus conservatrice de la droite religieuse pour former ce que ce dernier nomme le « paléo-libertarianisme ».

Rappelons que le courant libertarien rassemble des individus qui radicalisent les thèses du libéralisme classique, jusqu’à l’anarchisme pour les plus fondamentalistes, ici dans le cadre d’une culture politique américaine qui est foncièrement individualiste et attachée à la propriété privée. L’une des idées principales sur laquelle va se concevoir et s’opérer cette fusion est que « l’État n’est rien d’autre que l’institutionnalisation de la prédation et du parasitisme. Il fournit un canal légal, ordonné et systématique, pour la prédation de la propriété privée ; il rend certain, sécurisé et relativement ‘‘paisible’’ la vie de la caste parasitaire de la société ». Rothbart s’inspire au départ des écrits de son ancien professeur à New York, l’économiste autrichien Ludwig von Mises, et notamment de son ouvrage majeur, L’Action humaine, paru en 1949. C’est d’ailleurs dans la lignée de cet ouvrage que Rothbart rédigera en 1962 sa propre somme théorique, Man, Economy and State.