Laurent Sailly : Il est urgent de rendre la Justice indépendante


«Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c'est une déclaration de guerre à la magistrature», a affirmé Céline Parisot, présidente de l'Union syndicale des magistrats, face à la nomination de l'avocat Eric Dupond-Moretti ce lundi au poste de garde des Sceaux. Du côté des justiciables, le malaise rencontré par une grande majorité des français et la crise de confiance que connaît cette institution doivent amener nos responsables politiques à consacrer la Justice comme un pouvoir indépendant.

Si le terme de magistrat désigne au sens large toute personne dotée d’une fonction d’autorité, dans le domaine judiciaire les magistrats sont les membres professionnels des juridictions de l’ordre judiciaire, bénéficiant d’un statut constitutionnel, regroupés en un corps unique et chargés d’assurer l’application de la loi dans les litiges qui leur sont soumis.

Il existe deux principaux modèles de magistrature :
  • dans les pays de common law, et notamment en Grande-Bretagne, les magistrats sont nommés à vie parmi les membres les plus éminents du barreau. La fonction de magistrat professionnel vient ainsi couronner une carrière de juriste ;
  • les pays de droit continental, et notamment la France, connaissent au contraire une magistrature de carrière, dont les jeunes membres sont nommés après un recrutement par concours. Dans ce système, l’exercice des fonctions judiciaires, calqué sur le modèle de la fonction publique d’État, bénéficie d’un moindre prestige.
Le statut des magistrats est fixé par l’ordonnance du 22 décembre 1958. Ce statut s’appuie notamment sur des principes constitutionnels et des exigences européennes, visant à garantir la compétence, l’indépendance, l’impartialité, la neutralité des membres du corps judiciaire. Les magistrats sont des agents publics rémunérés par l’État, mais ils disposent d’un statut distinct de celui des autres fonctionnaires qui permet la protection des missions spécifiques qui leur sont confiées.

La France compte environ 8 300 magistrats. Ce nombre est sensiblement équivalent à l’effectif judiciaire du pays au milieu du XIXe siècle, et son insuffisance est régulièrement dénoncée. Elle est d’autant plus préoccupante qu’on estime au tiers du corps judiciaire l’ampleur des départs en retraite d’ici la prochaine décennie.

L’article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 selon lequel : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution." Le préambule de la constitution de la Vème République fait référence à ce texte. Pourtant, la méfiance des constituants à l’égard d’un éventuel gouvernement des Juges (souvenir biblique mais surtout des juges de l’Ancien Régime – magistrature des treize parlements) fait que la Justice dans notre pays n’est pas indépendante. Comme le rappelle l’ancien procureur général de la Cour de cassation Jean-François Burgelin, « la conception gaullienne de la justice comme simple autorité, telle qu’elle figure dans la constitution de 1958, est aujourd’hui dépassée ». De plus, la Constitution de la Vème République n’évoque que l’ordre judiciaire (oubliant fort à propos l’ordre administratif !). Cet asservissement au pouvoir politique (et plus exactement au pouvoir exécutif) trouve sa traduction à plusieurs niveaux : le Président de la République est le garant de l’indépendance de la justice (art. 64) ; le droit de grâce résonne comme un anachronisme, véritable déni de justice ; dans la désignation du Conseil Supérieur de la Magistrature (art. 65) ; intervention dans l’évolution professionnelle des magistrats.

La multiplication des « affaires » politico-judiciaires ont mis à jour cette dépendance des juges aux politiques. De même, l’existence de juridictions d’exception (Haute Cour et Cour de Justice de la République) participe à cette défiance.

Or, la soif sociale de « sécurité juridique » fait des juges les gardiens de la Cité. Particulièrement lorsque le pouvoir judiciaire joue un rôle de censeur des conduites collectives et individuelles en se fondant sur des considérations d'« opportunité » non juridiquement définies (affaire de la crèche Babyloup, affaire Gleeden, affaire Sauvage). Cette évolution exige une refonte totale, une réorganisation de la justice et de nos institutions judiciaires qui va au-delà d’un simple rafistolage. Aussi il convient, dans une société moderne comme la nôtre, dans une démocratie qui a une histoire plus que centenaire (avec des périodes plus difficiles) de consacrer un véritable pouvoir judiciaire.

La consécration du pouvoir judiciaire et la neutralité attendue des juges emportent la « dépolitisation » de la magistrature française. Déjà en 1971, le Syndicat de la magistrature s’est permis de contester un projet de loi réprimant la toxicomanie, devant la fureur de René Pleven alors garde des Sceaux, dénonçant « un gouvernement des juges n’ayant pourtant pas reçu mandat du suffrage universel pour critiquer la loi ». Ce même Syndicat de la magistrature s’est également fait remarquer en accrochant dans son QG ce fameux « mur des cons » sur lequel figuraient un certain nombre de responsables politiques. Plus que dans d'autres domaines, les "affaires" politico-judiciaires imposent aux juges de faire abstraction de leurs propres opinons pour ne faire que du droit. C'est d'ailleurs en invoquant le droit seul que les magistrats assurent tracer la limite entre ce qui est licite de faire et ce qui ne l'est pas.

Dominique Rousseau : Pourquoi il faut supprimer le Conseil d’État (et le ministère de la justice par la même occasion)
Le Conseil supérieur de la magistrature doit devenir le Conseil supérieur de la justice. Afin de bien marquer que ce Conseil ne serait pas l’organe du corps des magistrats mais l’institution du service public de la Justice. Outre cette dénomination nouvelle, ce Conseil supérieur, de 18 ou 22 membres, serait composé de magistrats élus par leurs pairs et, en majorité, de personnalités compétentes désignées par le Parlement à la majorité des 3/5e. Son président serait élu par ses membres, parmi les non-magistrats. Ce conseil devrait avoir trois missions principales : d’abord, proposer la nomination de tous les magistrats, du siège et du parquet, alors qu’aujourd’hui la proposition vient du ministre ; ensuite, déterminer la politique de formation des magistrats ; enfin, exercer le pouvoir disciplinaire sur l’ensemble des magistrats, alors qu’aujourd’hui, pour les membres du parquet, le CSM se contente de donner un avis, qui est suivi ou non par la Chancellerie.

Ce Conseil supérieur de la justice serait conçu comme une super autorité indépendante ?
Oui, ainsi composé, ce CSJ devrait se voir rattaché la direction des services judiciaires, aujourd’hui à la chancellerie, ainsi que l’École nationale de la magistrature (ENM) et l’inspection des services judiciaires. L’idée générale serait de couper totalement la justice du politique. L’ensemble des nominations et évolutions de carrière serait garanti par cette autorité constitutionnelle.

Une justice soumise à la culture d’État
Vous parliez de « moment historique » de la France, d’un moment où les instituions doivent être réformées, pourquoi ?
Nos institutions sont en décalage avec l’état de notre société : politique, culturel, social, sociologique. Elles proviennent pour l’essentiel du XIXe siècle et ne sont plus connectées à notre monde, et ce dans tous les domaines. Prenez l’organisation territoriale : nous vivons encore à l’heure des départements ! L’université fonctionne avec de grands amphithéâtres et la justice, elle, continue d’apparaitre comme un organe de l’État, subordonnée à l’autorité politique. Plus rien de tout cela n’est adapté

Mais la justice est indépendante dans les faits…
Notre justice reste soumise à cette culture d’État, elle a été conçue comme une institution de l’État. Or les choses ont changé, l’État ne remplit plus le rôle qu’il remplissait au XIXe siècle. La société se tourne désormais vers les juges. Cette évolution exige une refonte totale, une réorganisation de la justice et de nos institutions judiciaires qui va au-delà d’un simple rafistolage. Nous devons tout repenser. Les juges sont ceux à qui on s’adresse pour transformer les demandes de la société en droit. Voyez la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ! Elle fut précédée, de deux ans, par le procès de Marie-Claire à Bobigny en 1972, relaxée après avoir pratiqué un avortement. Les citoyens sont à la recherche d’institutions d’équilibre.

D’institutions qui leur donnent les moyens de réclamer. Or nos institutions tranchent, décident, mais n’offrent pas les moyens de réclamer. C’est à la justice de remplir cet office, et pour ce faire elle doit être indépendante. Mais dès lors que le fonctionnement de l’appareil judiciaire est entre les mains du ministre de la justice et que ce ministre est un homme ou une femme politique, il y a soupçon de partialité. Ce soupçon est d’autant plus terrible qu’aujourd’hui la société considère la justice comme la seule institution où elle peut être entendue, où elle peut réclamer.

Il faut sortir la justice du gouvernement
Mais que deviendrait le ministère de la Justice ? Est-il voué à disparaitre ?
Le ministère de la justice doit devenir le ministère de la loi. Il aurait la responsabilité de contrôler l’écriture des textes, leur qualité rédactionnelle et juridique. Celle de vérifier, aussi, si la loi est compatible avec la Constitution et les textes internationaux. Mais il ne peut plus y avoir de ministre de la justice au sein d’un gouvernement. Il faut sortir la justice du gouvernement comme on a sorti l’information du gouvernement. Plus de ministre de l’information, plus de ministre de la justice. À la place, soit un Conseil supérieur de la Justice, soit l’élection d’un chancelier par le parlement à la majorité des 3/5e pour cinq ans qui ne siègerait pas au conseil des ministres.

Si le contrôle de la qualité de la loi revient à ce ministère de la loi, que devient le Conseil d’État ? Il garde sa compétence contentieuse ?
Le Conseil d’État a lui aussi correspondu à une réalité juridique et politique d’une France qui se construisait après 1789. Cette institution ne se justifie plus. Il n’y a aucune raison de conserver un juge spécial pour l’administration. D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a plusieurs fois émis des doutes sur la pertinence d’une institution qui fait coexister fonctions consultative et contentieuse. D’où l’idée de transférer le contentieux administratif à la Cour de cassation où pourrait être créée une chambre administrative. Les conseillers d’État auraient ainsi le choix entre rester au Conseil d’État ou aller à la Cour de cassation.

Le Conseil d’État est appelé à disparaître
Mais que resterait-il de la compétence du Conseil d’État ?
Il lui resterait la fonction consultative, en complément du ministère de la loi. Mais, à terme, cela me semble évident, le Conseil d’État est appelé à disparaitre. Voyez ses membres. Ils sont supposés servir l’intérêt général mais nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, vont dans le privé, dans des banques, puis reviennent. Chacun peut imaginer les conséquences en termes de conflit d’intérêt. Le Conseil d’État a perdu son image de lieu où on sert et où se fabrique l’intérêt général. Lorsque la France reposait sur l’État, c’était vrai. Aujourd’hui, le moment politique est celui de la société et le Conseil d’État continue de parler avec les mots de l’État. La France meurt d’une pensée d’État ; elle a besoin d’une pensée de société et les juges judiciaires sont plus connectés avec la société pour faire émerger l’intérêt général. Le Conseil d’État a correspondu à un moment de l’histoire de France, un moment aujourd’hui révolu.

Les citoyens se tournent-ils vraiment vers les juges ? La justice semble, au contraire, l’objet d’une crise de confiance…
Pourquoi crise de confiance ? Parce que les citoyens voient que la justice dans son organisation actuelle n’est pas indépendante du politique et le désaveu du politique rejaillit sur la justice. D’où l’importance de couper radicalement le lien entre politique et justice. Car une société a besoin de s’incarner dans une institution. Autrefois, l’Église, hier l’ENA, aujourd’hui l’institution judiciaire. Montée en puissance de la figure du juge au niveau interne – toute la misère du monde échoue devant les tribunaux – au niveau européen, au niveau international avec la demande de création d’une Cour internationale de l’environnement, d’une Cour internationale de l’économie et d’une Cour constitutionnelle internationale.

Pour la reconnaissance des opinions séparées
Oui, les citoyens se tournent aujourd’hui vers l’institution judiciaire car ils demandent de l’impartialité et la prise en considération des données particulières d’une affaire. Ils ne demandent pas des énarques, ni des lois ; ils demandent que leurs problèmes soient réglés de manière impartiale par le jeu des principes. D’où l’importance d’une éthique de la production du jugement judiciaire qui passe notamment par des motivations beaucoup plus étayées qu’elles ne le sont aujourd’hui, par la reconnaissance des opinions séparées (comme à la Cour européenne des droits de l’homme) et par l’échevinage.

Les expériences de jurés citoyens en correctionnelle, souhaités par Nicolas Sarkozy, ne vont être ni étendues ni poursuivies, faute de résultats tangibles. Les syndicats de magistrats dénoncent, en outre, une mesure populiste…
Je me méfie de la foule, non du peuple. Le référendum, c’est la foule. Mais la justice se rend au nom du peuple. Et le peuple se construit par le droit, c’est-à-dire, par le temps, par l’argumentation, par la réflexion, par le doute. Il faut revoir Douze hommes en colères, comment des « gens » qui au départ réagissent « directement » se transforment par le droit en jurés responsables. Quand on disait à Robert Badiner que les sondages montraient l’opinion favorable à la peine de mort, il répondait que c’était facile de répondre à une question dans la rue sur « pour ou contre la peine de mort », mais plus difficile pour les jurés populaires de prononcer la peine de mort après avoir entendu les arguments et vu l’accusé. Si on met les hommes en situation de responsabilité, la justice émerge de la barbarie. On se donne le temps de comprendre, le temps de la réflexion. La justice est un instrument de la civilisation au sens où l’entendait Norbert Elias. Aujourd’hui, c’est vers la justice qu’on se tourne pour civiliser les rapports humains.


Une concurrence s’est instaurée entre le juge judiciaire et le juge administratif pour défendre les libertés individuelles. Pensez-vous, comme le garde des sceaux, que deux juges offrent une meilleure garantie qu’un seul ?
La question n’est pas le nombre, mais de savoir si le statut dont bénéficie le juge en fait le garant effectif des libertés. Le constituant de 1958 avait bien posé les choses, en affirmant qu’il fallait un juge indépendant pour garantir les libertés. Le juge judiciaire a un statut constitutionnel, pas le juge administratif. Et puis, en termes de lisibilité pour les citoyens, deux juges, cela paraît compliqué.

Le juge administratif serait-il moins indépendant ?
La loi ordinaire et le Conseil constitutionnel le disent indépendant. Depuis les années 2000, le Conseil constitutionnel a fait sortir du périmètre garanti par le juge judiciaire certaines composantes de la liberté individuelle : la liberté d’aller et de venir, le secret de la correspondance ou l’inviolabilité du domicile qui sont mis en cause par l’assignation à résidence, la consultation des données numériques ou la perquisition administrative qui sont désormais soumises au contrôle du juge administratif. La jurisprudence du Conseil constitutionnel a concentré le concept de liberté individuelle sur le simple droit de ne pas être détenu arbitrairement plus de douze heures. Le juge judiciaire s’est-il déclassé au point de ne plus présenter cette utilité irremplaçable qu’il pouvait avoir pour les constituants ?

Comment expliquez-vous cette défiance à l’égard de la justice ?
Nous devons nous demander si la justice n’a pas failli. Nous avons des signaux d’alerte. Les lois sur le renseignement et sur l’état d’urgence ont prévu un contrôle administratif des nouveaux mécanismes très intrusifs pour les libertés publiques. Pourquoi se passe-t-on du juge judiciaire, dont tout le monde convient qu’il est le juge naturel des libertés ? On voit au Parlement des comportements peut-être pas anti-juges, mais en tout cas très réservés sur le fonctionnement judiciaire. Les études d’opinions révèlent que pour 75 % des Français, la justice fonctionne mal. Trois préoccupations principales ressortent : l’indépendance des juges, les délais excessifs des procédures et l’imprévisibilité des décisions.

Que faire face aux doutes exprimés sur l’indépendance des juges ?
Plus de 90 % des juges sont nommés sur initiative gouvernementale. Et je ne parle pas des magistrats du parquet, qui le sont tous. N’y a-t-il pas là un brouillage qui crée une apparence de dépendance à l’égard du pouvoir politique ? Le citoyen peut légitimement se demander en quoi un juge nommé par un ministre peut être indépendant de ce ministre. Dès lors que nous respectons la séparation des pouvoirs, un pouvoir ne devrait pas interagir sur la composition d’un autre. Pour échapper à cette suspicion, il faut modifier le système de nomination des juges.

C’est une réforme radicale que vous proposez !
Oui. Il faudrait que l’intégralité des magistrats du siège soient nommés à l’initiative du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

La France n’arrive pas à avancer sur la question de l’indépendance du parquet. Cela remet-il en cause l’unité du corps de la magistrature ?
La mission du parquet se rattache-t-elle à la fonction judiciaire ou à la fonction exécutive ? Si la poursuite est une fonction exécutive déterminée par la loi, alors le ministère public ne doit pas être confondu avec l’autorité judiciaire et les magistrats du siège. Nombreux sont les partisans du rattachement du parquet à la chancellerie qui décide la politique pénale, partie de la politique d’un gouvernement. A force de vouloir pérenniser ces liens, on maintient, par le prétexte de l’unité du corps, la magistrature du siège sous dépendance. Il va falloir prendre parti sur ce sujet.

Selon vous, le parquet doit-il rester dans la magistrature ?
Selon la théorie de séparation des pouvoirs de Montesquieu, il n’y a pas de doute : la poursuite, c’est l’exécutif. Dans la Constitution de 1791, les juges ne sont pas mélangés avec les commissaires du roi. Mais il y a une spécificité française avec les magistrats du parquet, qui partagent les mêmes valeurs et la même éthique que les juges. C’est un véritable déchirement de les voir partir du côté de l’exécutif. On préférerait de loin la formule d’un ministère public authentiquement indépendant. On aurait alors un procureur général de la nation, responsable devant le Parlement pour la politique d’action publique de l’Etat. Sortons de l’ambiguïté entretenue par le cordon ombilical qui relie les juges à l’exécutif.

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